22
CARNETS OLOGRAPHES DE J.L. SAWYER.
XXII
L’appareil volait au ras des toits de Stockholm, cité gris et argent aux contours dessinés par des bras d’eau étincelants de soleil. Il se posa sur le lac Malaren, au nord-est du centre-ville, dans un grand panache d’écume blanche qui retomba sur les hublots telle une cascade de graviers, puis fila à toute vitesse sur les flots, violemment ballotté. Lorsque le pilote lui fit baisser le nez, le vacarme devint brièvement plus puissant encore, tandis que le frottement de l’eau ralentissait notre course. Mon siège, situé à l’avant de la cabine, me permettait de regarder par le hublot situé sous l’aile tribord.
Le rideau tiré non loin de moi dissimulait la partie antérieure de l’hydravion. Là encore, les occupants de l’arrière durent attendre le débarquement des dignitaires installés à l’avant, mais cette fois, les choses se révélèrent plus compliquées. Un bateau à moteur s’éloigna de la berge pour venir s’amarrer sous l’aile. Je vis de mes yeux le duc de Kent et son entourage y prendre place, mais le secret entourant sa présence n’était déjà plus pour la majorité des passagers qu’une simple formalité.
Une fois tout le monde à terre, des voitures nous emmenèrent rapidement au centre-ville. La nuit tombait. Comme la plupart des délégués, je la passai dans un grand hôtel de Stockholm, avant d’être conduit le lendemain matin en pleine forêt, à un beau manoir isolé dominant un lac. Je fus de nouveau affecté à la rédaction des documents, travail que j’appréciais énormément, avec cependant une différence de taille : cette fois, c’était moi qui dirigeais l’équipe, ce dont je me sentis très honoré.
Il apparut vite que nous n’aurions pas affaire à une simple répétition de la conférence précédente.
L’adjoint du Führer, Rudolf Hess, aurait dû arriver pendant la nuit, mais de toute évidence, il avait eu un problème, car il ne se montra pas lors de la première séance. Or les discussions ne pouvaient naturellement commencer sans lui.
Pendant que nous nous installions dans les salles immenses du manoir, tous conscients de cette absence, les rumeurs allaient bon train. D’abord, des histoires sensationnelles : Goering avait mis Hess sur la touche, l’avion de Hess avait été abattu, Hitler avait ordonné à Hess de ne pas venir, etc. Les assistants du comte Bernadotte – il s’avéra que la propriété lui appartenait, quoiqu’il ne fût pas là – nous apprirent cependant que rien de tout cela n’était vrai et que les pourparlers avaient juste été reportés de quelques heures pour des raisons de force majeure.
En l’absence d’informations fiables, il ne nous restait qu’à attendre. La situation finirait bien par s’éclaircir. Carl Burckhardt, visiblement aussi perplexe que nous, vint nous recommander la patience. La matinée traîna en longueur puis, après un déjeuner précoce, les diverses équipes retournèrent s’ennuyer dans leurs bureaux respectifs.
En milieu d’après-midi, sans avertissement, trois limousines noires arrivèrent à une certaine vitesse. Plusieurs traducteurs, attirés par le bruit et le mouvement, allèrent à la fenêtre voir ce qui se passait. Hess se trouvait dans la Daimler de tête : à peine s’était-elle arrêtée qu’il en descendit, engloba d’un coup d’œil la façade du manoir puis s’y engouffra.
XXIII
Un quart d’heure après son arrivée, une séance plénière était organisée. Les divers auxiliaires dans mon genre furent invités dans la salle de négociations principale, que je vis alors pour la première fois. Les grandes tables étaient disposées en triangle équilatéral : la délégation britannique occupait un côté, les envoyés allemands le deuxième, les représentants des pays neutres, de la Croix-Rouge et des quakers le dernier. Un étalage de fleurs impressionnant occupait l’intérieur du triangle.
Trois rangées de chaises avaient été ajoutées derrière les dignitaires de la Croix-Rouge, pour les auxiliaires. Tout le monde n’était pas assis qu’une constatation s’imposait : la tablée allemande était au grand complet, hormis pour le siège central, inoccupé.
Le silence tomba. Une impression d’attente quasi palpable s’installa.
Une minute plus tard, Rudolf Hess apparut à une porte latérale puis s’avança d’un pas rapide, aussi impassible qu’un masque, le regard fixé droit devant lui. Il portait un uniforme d’officier de la Luftwaffe. La salle entière se leva. Hess se posta devant le siège central de la table allemande en adressant à la ronde un signe de tête impérieux. Tout le monde se rassit.
L’adjoint du Führer prit la parole sans se donner la peine de consulter ses notes.
« [Messieurs, je vous présente mes excuses pour mon retard à une réunion aussi importante. J’avais la ferme intention d’arriver à temps, d’autant que les représentants du Reich avaient insisté pour faire respecter un horaire strict aux négociateurs – les hôtes qui nous reçoivent dans cette splendide demeure ont déjà dû vous en informer. Mon apparition tardive a ruiné nos plans. Si elle vous a donné l’impression, même fugace, que le gouvernement allemand considérait avec moins d’enthousiasme la perspective d’une paix honorable pour les deux camps, je peux vous assurer qu’il n’en est rien.
« [Toutefois, mon retard était inévitable, vous l’admettrez aussitôt en possession des faits. Hier soir, alors que la nuit tombait sur la mer, l’avion qui m’amenait ici et que je pilotais en personne a été attaqué par je ne sais combien de chasseurs. Je leur ai échappé sans dommages, comme vous pouvez le constater, mais il n’en a pas été de même de mon appareil. J’ai d’ailleurs le regret de vous apprendre que mon copilote, le Hauptmann Alfred Horn, a trouvé la mort pendant l’incident. Mon avion était tellement abîmé que j’ai dû effectuer un atterrissage forcé au Danemark. Je suis arrivé ici aujourd’hui par d’autres moyens.
« [Déterminer la nationalité de mes assaillants m’a été impossible. Ils m’ont attaqué du dessus, par-derrière, avant de virer sur l’aile aussitôt persuadés de m’avoir éliminé. Il n’empêche que j’ai des soupçons. Peut-être s’agissait-il de chasseurs anglais, patrouillant en mer à la recherche d’appareils tels que le mien. De fait, les incursions aériennes britanniques qui ont eu lieu cette nuit en Allemagne signifient qu’il se trouvait des bombardiers à proximité. En principe, cependant, les chasseurs anglais ne patrouillent pas sans raison aussi loin de leurs îles. Était-il possible que des éléments subversifs du gouvernement britannique, informés de mes projets et opposés à la paix, aient envoyé leurs troupes me tendre une embuscade ? Pareille entorse à la confidentialité et à la sécurité de la conférence risquait de mettre nos discussions en danger.] »
L’adjoint du Führer fit une pause, se croisa les bras sur la poitrine d’un geste théâtral puis parcourut la pièce du regard, examinant un à un tous ses occupants. Ce fut un instant terrible, car la colère du nazi était évidente. Ses yeux, profondément enfoncés sous ses sourcils broussailleux caractéristiques, défiaient le moindre d’entre nous. Ils s’attardèrent sur le groupe britannique, mais bien sûr, personne n’admit avoir été informé de l’embuscade : il était inconcevable que quiconque parmi nous voulût saboter les pourparlers.
« [J’ai envisagé une autre possibilité], continua Hess. [Ces appareils ont peut-être été envoyés par des dissidents de mon propre camp. Il s’agirait alors en temps normal de haute trahison. Par comparaison, une attaque de la RAF semblerait de peu d’importance, puisque ce serait un acte de guerre compréhensible. En ce moment, cependant, les temps sont loin d’être normaux pour les Allemands. Nous le savons, tous tant que nous sommes. Nous avons tous des problèmes pour faire accepter nos projets par nos propres instances dirigeantes. Inutile de prétendre le contraire. De ce point de vue-là, si c’est bien ainsi qu’il faut interpréter la tentative d’hier, je la qualifierais volontiers de négligeable.
« [Je tiens juste à vous assurer une fois de plus que je suis ici avec l’accord plein et entier du Führer, qui me soutient de son autorité, et que nous sommes bien décidés à faire la paix avec nos ennemis actuels, les Britanniques. Les événements d’hier au soir n’ont fait que concentrer plus étroitement mes pensées sur la nécessité d’un accord rapide. Je tiens aussi à souligner que le gouvernement allemand n’est pas en position de faiblesse. Ce n’est pas ce qui motive son empressement. Il désire une paix honorable des deux côtés, fondée sur la parité.
« [Je vous annonce donc unilatéralement que mes négociateurs et moi sommes disposés à signer le traité définitif le plus vite possible. Nous considérerons quant à nous les divers petits problèmes soulevés précédemment, lorsque nous nous efforcions de concevoir l’armistice, comme insignifiants. Au pire, il suffira d’ajourner le règlement des différends mineurs jusqu’à une réunion ultérieure, si vraiment il le faut pour parvenir à un accord en ce qui concerne notre préoccupation principale.] »
Hess s’assit brusquement. Il y eut un court silence, puis plusieurs délégués des parties neutres poussèrent des grognements approbateurs. Un ou deux Britanniques tambourinèrent sur leur table avec les phalanges, réaction mitigée qui déplut visiblement à l’adjoint du Führer. Après avoir promené dans la salle un regard menaçant, il se retourna vers son entourage. Les Allemands s’empressèrent de bondir sur leurs pieds, de lever le bras puis d’éclater en applaudissements bruyants. Sur quoi Hess se redressa. Les applaudissements se répandirent dans toute la pièce, polis plus qu’enthousiastes, me sembla-t-il, mais il parut s’en contenter.
Mon équipe regagna la salle des documents, pour découvrir que les assistants de Hess y avaient apporté entre-temps des brouillons préparés d’avance afin que nous les incorporions après traduction aux articles de la rencontre précédente. Je pris les choses en main, répartissant rapidement les tâches, veillant à ce que les observateurs non intervenants de la Croix-Rouge et des quakers aient accès à tous mes subordonnés, puis je me mis au travail sur le texte que je m’étais attribué. La salle s’emplit très vite du bruit décidé des machines à écrire. La fumée des cigarettes l’envahit. Les vestes se posèrent sur le dossier des chaises.
Peu après, l’enchaînement familier des procédures de pourparlers démarra : les articles terminés étaient relus, corrigés, identifiés par leur contexte, recopiés. Lorsque j’en avais approuvé la traduction ou le précis, on les apportait aux équipes de négociateurs en second qui les examinaient et les modifiaient. Pendant ce temps, d’autres textes s’esquissaient en salle de conférence, qu’on nous apportait à leur tour pour des révisions mineures puis l’inclusion aux documents.
Peu à peu, l’armistice redessiné prenait forme, en un processus aussi absorbant que satisfaisant.
L’énergie déployée du côté allemand de la salle ne tarda pas à nous apparaître. À Cascais, il en était allé tout autrement : les suggestions et réactions des représentants du Reich étaient alors truffées de feintes et de diversions ; ils cherchaient sans arrêt à s’assurer de petits avantages sur l’autre camp. À présent, les choses avaient changé : c’était aux Britanniques de se méfier, d’objecter, de transiger, d’ergoter, d’essayer d’annuler les propositions par des contre-propositions.
Quoique techniquement neutre pendant les négociations, j’étais de naissance anglaise, et j’avais passé presque toute la guerre en Grande-Bretagne. La propagande subtile mise au point par les divers ministres m’était familière. Elle présentait les Allemands comme les seuls agresseurs, les méchants, les envahisseurs, les meurtriers d’innombrables innocents et bien d’autres choses encore. Il y a du vrai au cœur de la propagande, mais en temps de guerre, aucun des deux camps n’en a le monopole. À Stockholm, j’en vins à comprendre la position allemande : les Britanniques se montraient souvent inflexibles, butés, pointilleux, voire contradictoires, et un tantinet moralisateurs.
À dix heures du soir, Carl Burckhardt nous fit savoir que nous allions nous interrompre pour la nuit. La conférence principale était ajournée de douze heures. Comme nous relevions la tête, je m’aperçus que nous avions travaillé plus ou moins sans interruption depuis la fin du discours de Hess. J’étais à la fois épuisé et affamé. Les autres aussi, sans doute. Ce fut avec soulagement que l’équipe cessa le travail, laissant tout en plan. On nous reconduisit presque aussitôt à notre hôtel de Stockholm, où un souper nous attendait.
Le lendemain matin, vaguement reposés, nous reprenions le chemin du beau manoir du comte Bernadotte.
XXIV
La page à laquelle j’avais travaillé le soir précédent attendait toujours dans la machine à écrire. Je m’assis, desserrai ma cravate et ôtai ma veste. Quelqu’un ouvrit les volets au soleil du matin, pendant que je relisais les dernières lignes de ma traduction en me remémorant ce que je devais garder à l’esprit. J’avais œuvré sur un document d’exposition rédigé par les négociateurs britanniques, inquiets de la notion de parité chère aux Allemands. Les deux camps la considéraient comme la pierre angulaire de l’accord.
La veille, Hess avait utilisé le mot allemand Gleichheit, traduit en anglais par « parité », dans le sens d’« égalité d’intérêts ». Cette égalité d’intérêts ne correspondait pas exactement à l’interprétation préférée de l’équipe britannique, ni au sens du discours de Hess tel qu’elle pensait (ou espérait) l’avoir perçu. Elle voulait donc lui substituer une « égalité de droits » (Paritat) ou une « égalité de statut » (gleiche Stellung) – expressions significatives, quand on savait que Churchill avait insisté pour signer l’armistice en personne. Si l’accord laissait entendre que la Grande-Bretagne quémandait la paix parce qu’elle perdait la guerre, il ne voudrait même pas en entendre parler. Or il serait possible d’interpréter le document de cette manière, à moins que l’égalité entre l’Allemagne et le Royaume-Uni englobât davantage que les intérêts acquis. La veille déjà, au moment où nous nous étions interrompus pour la nuit, je m’interrogeais sur le problème – était-ce une question d’intérêts, de droits ou de statut ?
Les yeux fixés sur la phrase, je m’efforçai de me concentrer.
Je me sentais encore vaguement endormi, sensation qui depuis l’arrivée des hallucinations lucides m’angoissait toujours. M. Clark, le psychologue consulté à la hâte, m’avait un peu rassuré, puisqu’il estimait visiblement le problème résolu, mais quant à moi, je n’étais sûr de rien. La plupart des crises avaient eu lieu pendant mon sommeil ou à des moments de quasi-somnolence. Or je n’avais guère dormi, et j’avais attaqué la matinée avec l’impression de ne pas m’être reposé.
Les différentes significations du mot « parité », en anglais et en allemand, me tournaient dans la tête.
J’avais grandi avec ce concept : des jumeaux s’inquiètent en permanence de parité, de manière souvent contradictoire. Jack et moi voulions que nos parents nous traitent équitablement, tout en espérant chacun être leur favori ; nous voulions devenir deux individus distincts menant des existences indépendantes, mais aussi préserver notre gémellité ; nous cherchions à nous développer séparément, sans renoncer à la relation particulière qui nous unissait.
Peut-être Hess cherchait-il à exprimer ce genre de sentiment : dans son introduction au brouillon de l’accord, il parlait en termes sentimentaux de la fraternité Allemagne-Angleterre, pays jumeaux à jamais liés, à jamais séparés, d’une neutralité bienveillante l’un envers l’autre. Les Allemands décrivaient ce qui leur apparaissait comme des buts culturels communs, une ressemblance innée, un sens partagé des responsabilités civilisées. Très beau, tant qu’on laissait la guerre en dehors du tableau. Voilà ce qu’ils voulaient : écarter la guerre, resserrer le lien naturel.
Cette coïncidence représentait-elle un indice en ce qui nous concernait, mon frère et moi ?
À force de me concentrer, je devenais aveugle aux subtilités qui différenciaient les possibles traductions. J’appelai donc un juriste à la rescousse. Un conseiller quaker allemand se joignit à nous. Les nuances sémantiques nous préoccupaient tous, car notre travail se situait au croisement de la diplomatie, de la linguistique et de la défense des intérêts nationaux. Après réflexion, le juriste me dit que gleiche Stellung, la parité de statut, constituait à son avis la meilleure expression du concept. Le quaker allemand approuva. Un employé de l’ambassade d’Allemagne à Stockholm, membre de notre équipe, se révéla du même avis. L’accord se faisait peu à peu. L’expression fut intégrée à la version suivante du brouillon adressé aux dignitaires de la salle principale.
Ma liberté de chef d’équipe me permit de décréter une pause d’une demi-heure en milieu de matinée, pour éviter d’épuiser une nouvelle fois mes collaborateurs. Tout le monde ou presque descendit au rez-de-chaussée puis sortit admirer la calme fraîcheur de la forêt de pins et le grand lac serein. Le ciel neutre était empli d’oiseaux, bruyants et libres. Grâce à notre précédent séjour à Cascais, je connaissais plusieurs de mes collègues ; ici, nous étions d’une humeur différente. Au Portugal, les possibilités nous avaient exaltés – l’armistice représentait une perspective enivrante. Maintenant que la paix était en vue, nous voulions juste mener le processus à son terme. Le travail nous semblait plus pesant. La majorité des traducteurs regagna l’étage bien avant la fin de la pause.
Nous nous étions remis à l’ouvrage, lorsque Carl Burckhardt me fit appeler dans son bureau, une petite pièce adjacente à la salle de conférence.
« [Les négociateurs principaux ont décidé d’un commun accord que les pourparlers s’achèveraient ce soir même, à dix-huit heures], m’annonça-t-il brusquement. [Il n’est pas question de prolongations. Tout ce qui n’aura pas été réglé à ce moment-là restera en suspens. Votre équipe parviendra-t-elle à terminer les documents ?]
— [Oui, monsieur, si elle dispose des textes préparatoires. Jusqu’ici, il ne s’est présenté aucun obstacle. Tout va bien.]
— [Parfait. Il ne devrait pas y avoir de réel problème à ce stade avancé des négociations, mais on ne sait jamais.] »
Comme il passait sous silence les raisons de la décision, j’en déduisis que ce délai artificiel avait été fixé pour éviter que les discussions ne se prolongent indéfiniment.
La phase la plus difficile de traduction et de rédaction commença donc, en réaction aux pourparlers plus intenses qui se déroulaient entre les interlocuteurs de premier plan. Le déjeuner ne nous valut aucune pause, remplacé par un buffet froid où chacun alla se servir. Il fut suivi par un pic d’activité encore plus important, mais ensuite, la pression diminua peu à peu. En milieu d’après-midi, je réussis à déléguer le travail de rédaction proprement dit dont j’avais pensé me charger moi-même, et à seize heures, les tas de feuilles en attente avaient disparu de la moitié au moins des bureaux. Une demi-heure plus tard, le dernier document partait pour la salle de négociation principale.
Le moindre membre de l’équipe avait lu diverses parties du brouillon de l’armistice, parfois à de multiples reprises. Quelques-uns l’avaient lu en entier. À ma grande satisfaction, il était aussi proche que possible de l’achèvement. Le traité s’avérait un document compliqué, déconcertant, presque choquant par la manière dont il abordait de front ce qui, quelques semaines plus tôt, aurait été impensable. Malgré la complexité des idées et des principes concernés, malgré les difficultés rencontrées pour les coucher sur le papier, le travail était terminé une heure et demie plus tôt que prévu.
Dans le calme qui suivit, une impression irréelle d’euphorie mêlée d’appréhension m’envahit. Apparemment, l’impossible allait se produire : la guerre allait s’achever. En même temps, la pensée que l’accord capote au tout dernier moment m’horrifiait – les États-Unis, l’Union soviétique, le Japon seraient entraînés dans une conflagration générale.
Un traité international est aussi significatif par ce qu’il ne dit pas que par ce qu’il dit. La moindre page sur laquelle j’avais travaillé pesait son poids de peurs informulées d’un conflit plus vaste.
Pendant que je faisais les cent pas sous notre fenêtre, glacé par le vent d’est mais éprouvant le besoin de quelques minutes de solitude, un assistant de Carl Burckhardt s’approcha de moi.
« [Si vous voulez bien me suivre, monsieur Sawyer. On vous demande.] »
La courtoisie guindée de ses manières et de ses quelques mots me fit comprendre qu’il s’agissait d’une convocation spéciale. En regagnant le manoir, je passai prendre ma veste à mon bureau et me donner un coup de peigne. J’ignorais totalement ce qui m’attendait, mais je pensais que ce serait lié à mon travail sur les documents.
Carl Burckhardt me reçut dans son bureau, se levant à mon entrée pour me serrer la main.
« [Je vous suis plus reconnaissant que jamais de votre contribution à l’accord, monsieur Sawyer. Vous ne tarderez pas à voir le fruit de nos efforts réduire mes remerciements à néant, mais entre-temps, je dois vous transmettre une requête inhabituelle. Auriez-vous la bonté d’accorder un entretien particulier à M. Hess ?]
— [Un entretien officiel, monsieur Burckhardt ? Au nom de la Croix-Rouge ?]
— [M. Hess a demandé à vous parler en personne. Sans secrétaire ni interprète.]
— [Mais à quel sujet ?]
— [Je l’ignore, monsieur Sawyer.] »
Carl Burckhardt me fit signe de le suivre dans un petit couloir, à l’extrémité duquel ouvrait un grand vestibule où s’élevait un escalier imposant. Au fond de la vaste salle se dessinait une double porte incrustée de dorures et ornée de décalcomanies rococo.
XXV
À peine avais-je franchi les deux battants, que Carl Burckhardt les refermait dans mon dos. L’immensité des lieux s’imposa aussitôt à moi – je me trouvais dans un salon démesuré, meublé de tables basses entourées de chaises longues et de fauteuils. Toutefois, le temps me manqua pour en remarquer davantage. Rudolf Hess m’attendait non loin des portes, seul, les mains jointes derrière le dos, silhouette trapue découpée contre la grande fenêtre éclatante devant laquelle il se tenait.
« [Bonjour, monsieur Sawyer], lança-t-il aussitôt, de sa curieuse voix de ténor.
— [Bonjour, monsieur l’adjoint du Führer.] »
Il me serra la main d’une manière bizarre, vigoureusement mais les doigts presque inertes, avant de m’entraîner vers deux énormes fauteuils disposés de part et d’autre d’une table de bonne taille. Une grande bibliothèque vitrée flanquait l’ensemble, emplie de livres rangés avec soin, tous reliés de la même manière. Une verseuse à café ainsi qu’un assortiment de petits fours étaient disposés sur la table. Au lieu de s’asseoir, Hess se planta non sans embarras près de la fenêtre. Je l’imitai. Elle donnait du côté du manoir opposé à celui où j’avais travaillé, sur une partie de la propriété que je n’avais pas encore eu l’occasion de voir : non loin du corps de logis principal, s’étendait une longue rangée de constructions basses, peut-être des écuries, précédées d’une cour pavée où étaient garées de grosses voitures.
« [Nous avons de bonnes raisons de nous réjouir, ne croyez-vous pas ?] me demanda Hess.
— [Oui… C’est un grand accomplissement.]
— [Et il nous reste du temps. Nous espérions en avoir terminé à dix-huit heures, mais il s’avère que nous disposons encore d’une bonne heure. J’ai saisi l’occasion de vous parler en tête à tête. Il va se passer beaucoup de choses, à partir de maintenant. Le chemin est enfin tracé pour changer le monde. L’Angleterre et l’Allemagne vont redevenir amies. Une alliance importante, dont les conséquences s’étendront à la terre entière. La fondation d’une Europe nouvelle.]
— [Sans doute, monsieur.] »
Je parcourus la pièce du regard. Hess me rendait nerveux. Comme l’avait dit Carl Burckhardt, aucun employé n’accompagnait le représentant du Führer. La longue salle était déserte.
« [Lors de notre dernière discussion, vous n’étiez pas sûr que nous nous soyons déjà rencontrés. Je suppose que vous vous rappelez notre promenade à la Bouche de l’Enfer ?]
— [Bien sûr.]
— [Vous m’avez dit que vous vous sentiez incertain de votre neutralité. Un Anglais concourant pour son pays en tant que sportif mais qui se voulait neutre pour le reste. Une position intéressante. Venez donc prendre un café et des gâteaux.] »
Il me montrait la table où attendaient les rafraîchissements, mais brusquement, il me faisait peur. Deux pièces plus loin se trouvait un traité immense de plusieurs dizaines de pages, rédigé en anglais et allemand – les langues principales du Royaume-Uni et du Reich –, assorti de sommaires en français et en suédois, spécifiant que la paix avait été conclue entre le peuple de Hess et le mien. Sans doute différents groupes veillaient-ils sur le document avec attention, mais il n’avait pas encore été ratifié. Aucun des deux gouvernements concernés ne l’avait signé. L’homme qui se tenait devant moi était toujours un membre important d’un régime ennemi du pays qui m’avait vu naître. Le conflit qu’il observait en moi entre nationalisme et neutralité résultait en grande partie des agressions perpétrées par le Reich. Hess parlait de restaurer l’amitié entre nos deux États, mais toute ma vie, l’Allemagne avait été synonyme de menace pour la paix, de persécution de ses propres habitants et d’invasion militaire. Je n’étais pas neutre parce que j’hésitais entre les deux pays, juste parce que je détestais la guerre.
Le nazi se pencha vers la table pour se verser une tasse de café et choisir deux gâteaux couverts d’un épais glaçage au chocolat noir. La rigueur du rationnement alimentaire anglais était telle que je n’avais pas vu ce genre de friandises depuis près de deux ans. Mon interlocuteur engloutit un petit four tout entier, qu’il se mit à mastiquer en arrosant de miettes les alentours.
« [Alors, comment vous sentez-vous, maintenant que nous avons enfin rétabli la paix, mon cher Sawyer ?] me demanda-t-il sans cesser de mâchonner, des particules sombres collées à ses dents proéminentes.
— [Soulagé d’un grand poids, évidemment. C’est ce que j’espérais et pour quoi j’ai œuvré, je crois.]
— [En Angleterre, l’armistice va représenter la fin des hostilités. Le bonheur, bien sûr. Il va en aller différemment en Allemagne. Cette paix va marquer l’aube d’un âge nouveau. De grands changements vont en découler. Il faut que vous veniez chez nous voir de quoi je parle.]
— [Merci, monsieur. Ce sera avec plaisir, à un moment ou à un autre.]
— [Non, je n’ai pas l’intention de faire de la conversation de salon. Cet entretien a une raison précise. M. Burckhardt a très bonne opinion de vous, ce qui est entièrement normal. Je vois de mes yeux que vous êtes un jeune homme parfait. J’aimerais vous expliquer en détail ce qui va se passer en Allemagne, mais ce n’est pas possible pour l’instant. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’à l’avenir, une fois la paix signée, beaucoup de choses vont changer. Dans les plus hautes sphères du pays. Vous comprenez ce que ça signifie ?]
— [Je ne doute pas que vous ayez raison, Herr Hess, mais ma place est en Angleterre…]
— [Dans les plus hautes sphères, il faut que vous en soyez conscient. D’ici une semaine… Je ne peux vous en dire plus. Les événements doivent suivre leur cours. Sans doute allons-nous vivre une période agitée, à Berlin. Je vais avoir besoin de personnes de confiance pour assurer la continuité, des gens qui comprennent parfaitement le rôle international de l’Allemagne. Je veux parler d’un poste administratif. Techniquement, un poste de diplomate débutant attaché à la fonction publique, mais qui s’accompagne en réalité de pouvoirs exécutifs importants. Chef de l’Enseignement et de la Moralité. Schule und Moral. C’est le département que j’administre en personne depuis des années. Ses réseaux régionaux m’ont permis de garder le contrôle de tout ce qui concerne le renseignement. Le poste ne va pas tarder à être vacant. Nous travaillerions en étroite collaboration personnelle, vous et moi. Les bureaux sont très agréables. Sur Unter den Linden, au croisement de Neue Wilhelmstrasse. Juste en face de ce qui était jusqu’à ces derniers temps l’ambassade britannique. J’ose espérer que l’immeuble va retrouver ses anciennes fonctions. Sa proximité vous semblera sans doute non seulement amusante, mais aussi utile, comme elle l’a été pour moi par le passé.] »
Je ne pouvais que le fixer avec incrédulité. Il se fourra le deuxième gâteau dans la bouche, le mâchonna puis en fit descendre une partie avec du café.
« [Alors, monsieur Sawyer, qu’en pensez-vous ?]
— [Vous m’offrez vraiment un travail à Berlin, Herr Hess ?]
— [Je pourrais le donner à mille, dix milles jeunes Allemands tout dévoués à la grande cause, mais je pense au moment où le cessez-le-feu sera devenu réalité. D’ici peu, la Grande-Bretagne et l’Allemagne construiront une Europe forte. Ce seront les retrouvailles des deux nations dominantes de l’ère moderne. Imaginez l’union des cultures dont sont issus Goethe et Shakespeare, Wagner et Gershwin. Les défis qui nous attendent obligeront nos nouvelles élites à s’installer dans la capitale de l’ennemi d’autrefois. Il me semble juste que vous aimeriez peut-être faire partie des premiers arrivés. Qu’en dites-vous ?] »
S’il m’avait demandé ce que j’en pensais au lieu de ce que j’en disais, je lui aurais répondu sur-le-champ par la négative, mais penser et dire étaient deux choses différentes.
Sa présence intimidante, indiscrète et brutale me poussait à une certaine sournoiserie. Tout en maniant des idées élevées, il mâchouillait, il avalait le gâteau collant, dont il délogeait de l’ongle les miettes coincées entre ses dents de devant. Son habitude de me parler de trop près me déconcertait également. L’odeur de son haleine et de l’espèce de graisse qu’il se mettait dans les cheveux s’imposait à moi. Ce jour-là, il ne portait pas l’uniforme de la Luftwaffe, mais un pantalon gris foncé et une chemise beige, accompagnée d’une cravate nouée avec soin. Sa manière de détourner légèrement la tête puis de rouler les yeux pour les reposer sur moi lui donnait l’air frénétique, un peu dérangé.
« [Il faut que j’y réfléchisse, Herr Hess.]
— [Oui, évidemment, je m’y attendais. À quoi voulez-vous réfléchir, au juste, et pendant combien de temps ?]
— [J’aime beaucoup mon travail à la Croix-Rouge. Je n’avais pas pensé une seule seconde à la quitter.]
— [La fin de la guerre va mettre un terme à ce genre de travail. La nouvelle Europe n’aura aucun besoin de la Croix-Rouge. D’ici un mois, vous serez sans emploi. Voilà qui décide sans le moindre doute pour vous.]
— [J’ai d’autres sujets de préoccupation.]
— [Lesquels ?]
— [Eh bien, par exemple, je suis marié. Ma femme attend notre premier enfant…]
— [Elle n’a qu’à venir à Berlin, elle aussi. Avec votre enfant. Cela ne pose aucun problème.] »
Si un minuscule recoin de mon être avait jusque-là été tenté, je savais qu’accepter cette proposition était hors de question. Avec le régime nazi au pouvoir, jamais Birgit ne rentrerait à Berlin, quels que pussent être les « changements ». La pensée que Hess connaissait peut-être le passé de mon épouse me traversa l’esprit. Après tout, il se vantait d’avoir gardé le contrôle de ce qu’il appelait les renseignements. Une pensée inquiétante, en présence de ce puissant.
Il s’empara d’un troisième petit four, une génoise rectangulaire jaune, couverte de ce qui ressemblait à de la pâte d’amandes. Lorsqu’il la coupa en deux d’un coup de dents, le goût n’eut pas l’air de lui plaire, car il jeta la moitié restante. Elle tomba sur le plancher, au pied de la grande bibliothèque. Après avoir cherché des yeux un endroit où se débarrasser du morceau qu’il avait déjà en bouche, il finit par le cracher sur le tapis, puis il vida sa tasse en faisant bruyamment circuler le café autour de ses dents. Enfin, il se resservit.
« [Quelles que soient vos objections], reprit-il, [vous viendrez à Berlin d’ici peu. Bientôt, tout pourra arriver. Inutile de prendre votre décision maintenant, mais je suis sûr de ce que j’avance. Vous êtes fait pour travailler avec moi.]
— [Merci, monsieur l’adjoint du Führer.] »
J’espérais mettre ainsi un terme à l’entretien, mais Hess me tourna soudain le dos pour regagner la grande fenêtre qui donnait sur les écuries.
« [Ah !] lança-t-il avec beaucoup d’expressivité. [Nous avons une visite importante. Tellement tôt. Ils ne devaient arriver que d’ici une heure. Votre Royal Air Force est parfois très fiable, je trouve.] »
En regardant moi aussi par la fenêtre, je compris aussitôt de quoi il voulait parler. Un hydravion quadrimoteur blanc survolait la forêt de pins à basse altitude, quelques centaines de mètres à l’ouest, passant pour nous de droite à gauche, si près du sol que les collines toutes proches nous le dissimulèrent sur la majeure partie du trajet.
« [Il ne porte aucun emblème], remarquai-je. [Pourquoi pensez-vous qu’il appartienne à la RAF ?]
— [Il faut descendre au lac constituer le comité d’accueil], déclara abruptement Hess. [Je dois y être en temps et en heure, mais je ne pensais pas qu’ils arriveraient si vite.] »
Comme il me faisait signe de sortir, j’ouvris la porte à son intention. Il passa devant moi, laissant dans son sillage une sorte de brume, odeur corporelle et parfum de graisse pour les cheveux mêlés. Le couloir était désert. Hess se retourna pour me serrer la main, les doigts aussi inertes que précédemment.
« [Venez assister au débarquement, monsieur Sawyer. Il y a une grande surprise pour vous, à bord !] »
Il leva le bras pour saluer puis grimpa le grand escalier d’un pas rapide, deux à deux.
Estimant nécessaire de faire un rapport immédiat sur ce qu’il venait de me dire, je m’empressai d’aller frapper à la porte de M. Burckhardt. Pas de réponse. Un coup d’œil dans le bureau me le révéla désert.
Je regagnai alors l’imposant vestibule. À l’extrémité de la salle, derrière l’escalier, deux grands battants donnaient sur l’extérieur. Ils me menèrent au sommet d’une double volée de marches en pierre qui descendait jusqu’à l’allée parfaitement délimitée décrivant un cercle au pied du perron.
Une vision surprenante s’offrit à moi. La plupart de mes collègues de travail et des autres occupants du manoir se hâtaient de gagner le lac – ou, plus précisément, le débarcadère en bois bâti au-dessus des flots. De toute évidence, l’hydravion arrivait plus tôt que prévu. Sur un chemin encadré d’arbres, s’avançaient deux limousines noires qui apparaissaient et disparaissaient entre les troncs, se dirigeant elles aussi vers l’appontement. L’appareil était en vue, à présent ; le bruit de ses moteurs se répandait à travers la forêt silencieuse. Il s’éloignait de nous, rasant presque la surface du grand plan d’eau privé.
Je descendis vivement les escaliers puis traversai la vaste pelouse pentue menant au lac. Au loin, l’hydravion virait pour revenir vers nous.
Depuis le matin, je luttais contre une impression d’irréalité, persuadé de payer le surmenage et les couchers tardifs. Non seulement je manquais de sommeil depuis des semaines, mais les événements de la journée avaient de toute manière quelque chose de fantastique : la rapidité à laquelle nous avions terminé le traité, l’énorme demeure, isolée sur ses terres, l’entretien avec Rudolf Hess. Et, pour couronner le tout, une remarque du nazi : l’accent qu’il avait mis sur la RAF, l’affirmation qu’une surprise m’attendait dans l’hydravion.
Je croyais savoir de quoi il s’agissait, et je craignais fort de ne pas me tromper.
Mon frère apparaissait dans presque toutes mes hallucinations lucides, lesquelles menaient d’une manière ou d’une autre à une confrontation menant elle-même à mon brusque retour à la vie réelle. Planté dans la fraîche lumière nordique, pendant que l’appareil blanc frôlait le sommet des arbres, je ne doutais pas de découvrir à son atterrissage que Jack était aux commandes.
Je parcourus des yeux le paysage suédois serein, la forêt, le lac, l’imposante demeure, mes collègues dispersés qui s’empressaient d’aller accueillir les arrivants. Comment pouvais-je bien imaginer quelque chose d’aussi subtil, d’aussi complexe, d’aussi imprévisible ? Fallait-il laisser l’hallucination suivre son cours ou la fuir ? Il m’était arrivé une fois, à mon grand regret, finalement, d’en vivre une jusqu’au bout ; mais un jour, en comprenant de quoi il s’agissait, j’avais aussi décidé d’écourter la crise. Dans les deux cas, l’expérience s’était révélée traumatisante.
Deux négociateurs quakers de mon équipe, sortis après moi, me dépassèrent.
« [Ça ne vous plaît pas d’aller au lac, monsieur Sawyer ?]
— [Si, si. J’arrive.] »
Contraint de repousser mon désespoir au fond de mon esprit, je leur emboîtai le pas. Nous avions travaillé ensemble, à Cascais puis ici, mais nous ne nous connaissions presque pas. Martin Zane et Michael Brennan, maçons à Pittsburgh, s’étaient installés en Angleterre au début de la guerre. Avant de participer aux pourparlers de paix, ils avaient fait partie des équipes de secouristes spécialisées dans les raids aériens, à Londres. Malgré les cours d’allemand accélérés pris en début d’année pour travailler avec M. Burckhardt, cette langue leur restait difficile. Il aurait été plus simple de parler anglais entre nous, si la règle du tout-allemand avait pu souffrir une exception. La discussion sur le chemin du lac fut donc réduite au strict minimum.
L’hydravion terminait ses manœuvres d’approche, glissant dans notre direction au-dessus des arbres puis baissant le nez vers les eaux calmes. Sa lenteur était trompeuse, car son ventre hydrodynamique avait à peine touché les flots que d’immenses gerbes d’écume jaillissaient contre ses flancs, aussitôt transformées par les hélices en longs tourbillons cylindriques. Après force rebonds et éclaboussures, il finit par ralentir jusqu’à flotter tel un gros bateau encombrant.
Les deux pilotes, méconnaissables sous leur casque, regardaient par le pare-brise afin de guider l’aéronef avec précision. Moteurs rugissants, il vira de bâbord sur tribord en manœuvrant pour se rapprocher de la jetée, où attendaient deux hommes armés de gaffes, qui furent inutiles. Le capitaine immobilisa habilement l’appareil, la portière juste devant l’extrémité du débarcadère, que l’aile tribord ombragea à la manière d’un dais. La portière s’ouvrit sans à-coup de l’intérieur, puis quelqu’un lança des cordes aux deux hommes, qui s’empressèrent d’amarrer l’hydravion.
Lorsque les moteurs se turent et que les hélices se figèrent, tout le monde s’avança pour mieux voir les passagers. Sur le toit du fuselage, juste derrière le cockpit, apparut un mât de drapeau minuscule, auquel battait le pavillon britannique. Un petit escalier, tiré de l’appareil, fut fixé à la jetée légèrement instable, ce qui prit un moment. Pendant ce temps, enflait le bruit d’un moteur automobile : une Daimler décapotée parcourait rapidement l’allée qui ceinturait le lac, avant de s’immobiliser dans une gerbe de graviers près du débarcadère. Rudolf Hess en sortit, resplendissant dans son uniforme de la Luftwaffe. La croix de fer brillait sur sa gorge au maigre soleil vespéral.
Deux de ses assistants l’encadraient, en uniforme SS.
Les pilotes de l’hydravion se penchaient vers la terre pour assister, eux aussi, au débarquement de leurs passagers. Ils avaient ôté leur casque. Je distinguais parfaitement leur visage. Jack n’était pas là.
Quelques instants plus tard, précédé par un officier supérieur de chacune des trois armées et suivi par un groupe de civils, Winston Churchill descendit sur la jetée. Il la parcourut d’un pas lent, l’œil fixe, jusqu’à ce que le duc de Kent se portât à sa rencontre. Le Premier ministre se découvrit, s’inclina très bas, puis les deux hommes échangèrent quelques phrases en aparté.
XXVI
Rudolf Hess et Winston Churchill, assis côte à côte dans la salle de conférence, regardaient droit devant eux en direction des photographes sans paraître se prêter l’un à l’autre la moindre attention. Ils avaient pris place à la table précédemment occupée par les négociateurs de la Croix-Rouge et des États neutres. Les deux autres tables avaient été enlevées, mais les fleurs étaient restées. Devant chacun des deux hommes, reposait un exemplaire du traité, ouvert à la première page des protocoles. Un stylo-plume flambant neuf à la main – fourni pour l’occasion par la Croix-Rouge –, ils avaient l’air prêts à signer le document.
Les deux photographes se penchèrent – les flashes nous aveuglèrent tous –, puis ils regagnèrent la table latérale avec leur équipement, remplacèrent les ampoules grillées, se rapprochèrent à nouveau de Hess et de Churchill. Même image, quoique vue sous un angle différent. Après le deuxième changement d’ampoules, négociateurs et auxiliaires prirent la pose derrière les deux hommes d’État. Compte tenu de ma haute taille, je fus relégué au dernier rang, presque à son extrémité gauche, entre Martin Zane et Michael Brennan, à sept places de M. Burckhardt. Sur cette photo, je souris, comme tout le monde ; enfin, tout le monde à part Churchill et Hess. La lumière du flash se reflète sur les lunettes du Premier ministre, dissimulant ses yeux derrière deux disques étincelants.
Après le départ des photographes, les participants à la conférence restèrent plantés derrière les deux politiciens pour servir de témoins officiels à la signature du traité de Stockholm. Churchill apposa d’abord son seing sur la version allemande ; Hess sur la version anglaise. Une fois l’encre séchée au papier buvard, elles furent interverties pour que chaque homme d’État signât celle rédigée dans sa langue.
Hess posa son stylo sur la table. Churchill revissa le capuchon du sien, qu’il glissa avec soin dans la poche de poitrine de sa veste puis tapota du bout des doigts.
Tous deux restèrent assis côte à côte, à regarder droit devant eux. Un membre de la Croix-Rouge contourna la table, fit pivoter les deux versions du traité puis les ouvrit à la page des témoins. Les hommes s’avancèrent un à un, chacun se postant devant les ministres le temps de se pencher vers les copies reliées afin d’en attester la signature. Mon nom s’ajouta bientôt à la liste, accompagné de mon seing et de la date : 12 mai 1941. Je les écrivis d’une main tremblante, presque englouti par l’émotion que suscitait en moi l’importance démesurée de l’événement.
Lorsque le dernier d’entre nous eut signé, M. Burckhardt déclara la cérémonie terminée. Les deux politiciens se levèrent. Hess mesurait au moins quinze centimètres de plus que Churchill.
Se tournant vers ce dernier, il claqua des talons et tendit la main.
« [Monsieur le Premier ministre Churchill, c’est un honneur immense que d’avoir signé avec vous ce traité historique. Espérons que nos grandes nations européennes vivent les premiers instants d’une destinée nouvelle !] »
Churchill resta muet, les mains obstinément logées sous les revers de son gilet. Je me tenais par hasard non loin de lui. Comprenant qu’il ne parlait pas allemand – ou faisait mine de ne pas le parler –, je lui proposai mes services :
« Voulez-vous que je vous serve d’interprète, monsieur ?
— Ce serait très aimable à vous », répondit-il, sans quitter Hess du regard.
Je traduisis ce que venait de dire ce dernier, à quoi Churchill répliqua aussitôt :
« Espérons plutôt que notre accord aura davantage de substance que celui de votre pays avec la Russie, Herr Hess.
— [Que dites-vous ?]
— Il dit qu’il ne comprend pas, expliquai-je. Voulez-vous que je répète en allemand ?
— Figurez-vous que l’adjoint du Führer parle parfaitement anglais.
— Le troisième Reich désire la paix en toute bonne foi, affirma Hess, réussissant à paraître réellement surpris et dérouté.
— Je sais ce que vous préparez, monsieur l’adjoint du Führer. D’ici quelques semaines, lorsque vous attaquerez à l’est, tout le monde le saura.
— Rien ne vous oblige à faire ce genre de choses ! cria-t-il en anglais.
— Tout m’obligeait à mettre fin à la guerre qui nous oppose. C’est chose faite. Ce que vous entreprendrez ensuite ne regarde que vous. J’ajouterai que dès cet instant, si le plus petit caillou allemand devait tomber en Grande-Bretagne, dans le Commonwealth ou le moindre des pays alliés libérés aux termes de l’armistice, nous nous retournerions contre vous avec une furie absolue que rien ne saurait surpasser. » Churchill pivota d’un mouvement alerte pour continuer, à l’adresse de Carl Burckhardt, d’un ton complètement différent : « Je vous remercie de vos bons offices, monsieur. Je ne doute pas que le duc m’approuve quand je vous assure que nous avons la plus grande hâte de dîner en votre compagnie. »
Ils se dirigèrent vers la porte, abandonnant Hess dans leur sillage. La paix avait été signée, mais on ne s’était pas serré la main.
XXVII
Le repas fut servi dans la salle de banquet, le moindre participant aux négociations prenant place le long de l’immense table qui occupait toute la longueur de la pièce. Par contraste avec l’ambiance détendue des deux jours précédents, l’arrivée de Churchill avait divisé l’assistance en trois groupes distincts. Il avait réussi à instaurer entre les deux camps une atmosphère glaciale, quasi hostile, alors qu’ils s’étaient mêlés auparavant de manière conviviale. Churchill, le duc de Kent, les ambassadeurs, les chefs d’état-major et les membres du ministère des Affaires étrangères occupaient un bout de table, Hess l’autre, en compagnie de son entourage, également important. Les représentants des pays neutres, les auxiliaires et mon équipe se trouvaient au centre du terrain.
Churchill me faisait face, une quinzaine de places plus loin. Malgré la réserve que m’inspirait toujours sa nature belliciste, il m’éblouissait littéralement. Quoique étroitement impliqué dans la préparation du traité, jamais sans doute je n’avais vraiment cru que le Premier ministre se résoudrait à le signer. Pourtant, nous étions là, le processus terminé. Pendant que nous dînions, le manoir fourmillait de spécialistes du droit constitutionnel allemand et britannique travaillant sur le texte, afin de le préparer pour les archives publiques. Churchill avait beau paraître en grande conversation avec le duc, je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il me regardait parfois bien en face de manière déconcertante.
Hess et compagnie partirent sans avertissement à la moitié du repas, après avoir passé les deux premiers services à discuter avec ardeur. Sans prendre le temps de terminer leur plat de gibier, sans mot dire aux autres convives, ils se levèrent brusquement, repoussant leurs chaises, puis gagnèrent la porte d’un pas décidé.
Là, Hess se retourna, claqua des talons et leva le bras pour exécuter le salut nazi. Les conversations moururent. L’adjoint du Führer garda la pose un instant.
« Heil Hitler ! cria-t-il, avant de quitter la pièce.
— Mon Dieu », lâcha Churchill dans le silence.
Puis il se retourna vers le duc afin de poursuivre avec lui sa discussion amicale. L’ambiance se fit notablement plus légère.
Les négociations terminées, je m’inquiétais à présent de rentrer chez moi. Je ne voyais pas trop ce que je pouvais faire de plus pour la Croix-Rouge, mais il fallait me rendre à l’évidence : regagner l’Angleterre par mes propres moyens m’était impossible. J’essayai de me renseigner auprès de mes voisins sur les dispositions prises pour le retour, mais ils n’en savaient pas plus que moi.
À la fin du repas, Winston Churchill se leva, prêt à nous adresser un petit discours. Je vécus alors un instant d’attente passionnée : j’étais là, et peut-être avait-il à dire quelque chose d’historique. À peine se fut-il lancé, cependant, que l’évidence m’apparut : l’heure ne lui semblait pas propice à l’art oratoire. Il se contenta de nous féliciter tous de notre travail en termes simples, ajoutant que malgré la mauvaise foi apparente du gouvernement nazi, il croyait le traité viable, capable d’instaurer une paix réelle et prolongée. Il nous expliqua aussi qu’il devait regagner Londres au plus vite. Sur ces quelques mots, il se rassit, salué par des applaudissements chaleureux. Sans en avoir l’air, il avait renversé la situation : il ne s’agissait plus d’une conférence internationale pour la paix, mais d’une réunion à sa gloire.
Peu après, nous entreprîmes de rassembler nos affaires personnelles, tandis qu’arrivaient les voitures chargées de nous ramener à notre hôtel de Stockholm. Lorsque je traversai pour la dernière fois la salle des débats, Winston Churchill s’y trouvait. Il interrompit sa conversation pour venir me parler, la fumée de son cigare planant dans son sillage. Le verre à cognac qu’il berçait contenait une généreuse quantité d’alcool.
« Je me souviens de notre rencontre à l’Amirauté, la semaine dernière, me dit-il sans préambule. Vous vous appelez J.L. Sawyer, c’est bien ça ?
— Oui, monsieur.
— Permettez-moi de vous poser une question, monsieur Sawyer. Votre nom a été porté à mon attention avant que nous ne fassions connaissance. Il y a eu à votre sujet une confusion que M. Burckhardt a peut-être démêlée pour moi, mais j’aimerais avoir des explications de votre bouche. D’après lui, vous avez un frère ou un autre parent proche du même nom que vous.
— Un frère, monsieur Churchill. Nous sommes jumeaux, vrais jumeaux. »
J’ajoutai rapidement que nous avions Jack et moi les mêmes initiales.
« Je vois. Je suppose que c’est votre frère qui sert dans l’aviation ?
— En effet.
— C’est lui qui est marié ?
— Non, je ne crois pas. Il me semble qu’il est toujours célibataire.
— Alors c’est vous. À une Allemande.
— Ma femme a été naturalisée citoyenne britannique, déclarai-je très vite. Elle est arrivée en Angleterre avant la guerre. Nous sommes mariés depuis cinq ans. »
Il hocha la tête, l’air compréhensif.
« J’imagine vos inquiétudes. Inutile de vous en faire davantage pour votre épouse, mais je dois vous dire que la confusion suscitée par votre nom m’a amusé, parce qu’il m’est arrivé le même genre de choses, autrefois. Durant ma jeunesse, j’ai découvert qu’il existait de par le monde un autre Winston Churchill, américain, lui. C’était un romancier, plutôt bon dans sa partie. Nous écrivions tous les deux, et avant que quiconque comprenne ce qui se passait, nous avons provoqué sans le vouloir une certaine pagaille. Depuis, je me sers du S de Spencer, quoique seulement dans mes livres. »
Il semblait d’humeur expansive, bavarde même, guère pressé de me quitter malgré ce qu’il avait dit au dîner sur son obligation de regagner Londres. Voilà pourquoi je lui parlai de ce qui me préoccupait.
« Dites-moi, croyez-vous que les Allemands ont réellement l’intention d’observer le traité ?
— Oui, monsieur Sawyer. Ce sont eux qui ont le plus œuvré pour la paix, vous savez. Hess pensait visiblement que nous tomberions dans les bras l’un de l’autre, comme deux frères après une longue séparation. Ce n’est pas dans mes manières, quoi qu’il arrive. Je veux bien parlementer avec les nazis, mais pas être obligé de les embrasser ensuite.
— Il avait vraiment l’air furieux en repartant.
— Il l’était. Toutefois, si cela peut vous consoler, sachez que la paix est déjà là. Vous qui étiez en Suède, vous ne pouvez pas le savoir, mais dans la nuit de samedi à dimanche, Londres a subi le pire raid aérien de toute la guerre. Les dégâts ont été terribles, les morts innombrables. Depuis, cependant, pas un avion allemand n’a traversé la Manche. Nous avons quant à nous organisé des attaques massives contre l’Allemagne la même nuit, mais c’étaient les dernières. Les sous-marins ne font plus montre d’aucune activité dans l’Atlantique. La guerre du désert s’est interrompue. Notre marine patrouille toujours, nos avions prennent l’air, et l’armée reste partout en alerte, mais il n’y a pas eu le moindre signe d’hostilité de part et d’autre depuis dimanche après-midi. Nous n’avons pas encore eu l’occasion d’annoncer l’armistice. La guerre se poursuit donc en théorie, mais en pratique, le cessez-le-feu est effectif depuis plus de vingt-quatre heures. »
M. Churchill fit tournoyer une fois de plus son cognac puis porta le ballon à ses lèvres.
« Alors pourquoi Hess s’est-il conduit de cette manière ?
— Je l’ignore. Peut-être parce que j’ai refusé de serrer sa main sanglante. » Le Premier ministre gloussa. « À mon avis, des événements plus sombres se préparent, et il nous a fait un peu de théâtre. La plupart des gens ont peur des nazis. Personnellement, je les trouve ennuyeux, comme tout le monde ne manquera pas de le faire lorsqu’ils ne représenteront plus une menace pour notre sécurité. Enfin, cela me rappelle quelque chose. Maintenant que nous voilà dans l’après-guerre, vous allez devoir chercher un autre travail. J’ai un poste à vous proposer. Nous allons avoir besoin d’un organisateur d’un genre un peu particulier pour défendre les intérêts britanniques à Berlin. Il s’agirait d’un emploi dans l’administration, concernant le déménagement de tous ces gens à Madagascar. Une énorme responsabilité, mais d’après M. Burckhardt, personne ne pourrait l’assumer mieux que vous. »
Sa proposition me fit une extraordinaire impression de déjà-vu.
« Je ne sais pas, monsieur, répondis-je, les arguments pour refuser un arrangement pareil tout frais dans mon esprit. J’aimerais y réfléchir. Il y a ma femme, et puis le désordre…
— Le gouvernement est parfaitement capable de s’occuper de ce genre de choses. Vous dépendriez du ministère des Affaires étrangères, vous travailleriez pour l’ambassade, mais il ne s’agirait pas d’un poste diplomatique. Vous n’auriez de comptes à rendre qu’au Premier ministre.
— À vous, donc ?
— À la personne occupant mes fonctions actuelles. Vous n’avez sans doute pas oublié que je ne devrais plus les remplir bien longtemps une fois la semaine terminée. »
Je me sentis rougir de ma gaffe, mais Churchill n’y prêta aucune attention.
« Bien sûr, vous avez le temps d’y réfléchir. Il n’est pas nécessaire de pourvoir le poste avant le mois prochain, et le travail ne commencera qu’en août. »
Sur ce, il mordit dans son cigare et s’éloigna.
23
DISCOURS DU PREMIER MINISTRE DIFFUSÉ PAR LE HOME SERVICE DE LA BBC À 18 HEURES, LE MARDI 13 MAI 1941. VERSION COMPLÈTE DE L’ÉMISSION DANS LE HANSARD, À LA DATE DU 13 MAI 1941.
« Cet après-midi, à quatorze heures, j’ai eu l’honneur et le privilège d’informer le Parlement britannique que la guerre entre le Reich et le Royaume-Uni est terminée. Je rentre tout juste de Stockholm, où j’ai signé avec le gouvernement allemand un armistice complet. Il ne saurait y avoir de plus grande, de meilleure nouvelle que la paix dans le monde. Les idéaux pour lesquels nous nous sommes battus pendant un an et demi ont triomphé, malgré des difficultés terribles. Notre pays a subi le plus grand déchaînement de violence qu’il ait jamais connu. Nos villes ont été incendiées, nos cathédrales éventrées, nos maisons détruites. Parce qu’il le fallait, nous avons vécu dans l’obscurité, dans la peur, sous le vrombissement des avions ennemis.
« Au cours des douze derniers mois, après la chute de nos alliés européens, nous autres Britanniques nous sommes dressés seuls contre le fléau hitlérien, sans autre aide que celle de nos amis de l’Empire. Nous n’avons pas reculé devant le devoir que l’histoire nous imposait. C’est à nous, à notre génération d’hommes et de femmes ordinaires, qu’il est revenu de résister aux nazis avec une détermination farouche. Nous l’avons fait, parce qu’il le fallait. Sans hésiter, avec courage, avec ardeur, avec obstination. Oui, nous l’avons fait ; au nom de la liberté, en espérant et en priant pour un monde meilleur. Nous l’avons fait parce qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire.
« Herr Hitler et ses légions ont déferlé sur l’Europe. C’étaient des ennemis terribles : des brutes impitoyables, apparemment dépourvues d’humanité, aux armes puissantes. Pourtant, nous avons réussi à les arrêter sur la côte française de la Manche. L’été dernier, persuadé qu’il s’agissait d’une simple pause dans sa progression, Hitler s’est rendu en France, décidé à voir de ses yeux ce qu’il en était. Du Pas-de-Calais, il a regardé à travers l’étroit bras de mer nos blanches falaises, si proches et si lointaines à la fois. Il a tendu la main pour s’en emparer. Là, enfin, il a trouvé son égal. Anglais, Gallois, Écossais indomptables se sont dressés sans hésitation ni atermoiement, prêts à tout perdre mais décidés à tout préserver, prêts à se sacrifier mais décidés à vaincre. À vrai dire, nous ne pouvions guère alors que montrer le poing à Hitler. Jamais la race britannique n’avait mieux prouvé son courage ni suscité une telle admiration. Notre plus belle heure a suivi, notre année la plus splendide, notre grâce salvatrice. Notre île minuscule, si abîmée à présent, si bombardée et si traquée alors, a conservé sa liberté. Aujourd’hui, elle est libre. Elle le restera à jamais.
« Hitler nous a fait la guerre en vain. Il n’a pas gagné. Nous n’avons pas plié devant ses menaces, esquivé ses bombes, fui ses obus. Nous sommes toujours là, plus unis que jamais dans la résistance que nous lui opposons. Et nous en sommes récompensés par une paix honorable.
« Nous autres Britanniques, nous sommes longs à nous irriter, rapides à pardonner. Nous sommes pleins de gaieté, d’optimisme, de générosité, nous aimons notre foyer et notre famille, nous chérissons notre pays. Il nous arrive de déconcerter nos amis, voire nos compatriotes par notre excentricité. Nous sommes des insulaires qui avons répandu notre culture de par le monde. Mais, comme Herr Hitler et compagnie ont pu le constater, nous sommes aussi endurants, courageux et débrouillards. Nous ne cédons pas à la menace. Nous ne paniquons pas. Nous ne renonçons pas. Nous ne laissons personne nous contraindre à la soumission. Si on nous jette à terre, nous nous relevons d’un bond, d’autant plus belliqueux, plus furieux, plus impitoyablement déterminés à nous battre pour nos idéaux.
« Il y a de cela un an, je vous ai promis que si nous venions à bout du conflit, le monde aborderait à de vastes terres ensoleillées. Cette perspective s’ouvre enfin à nous.
« Nous n’avons ni provoqué ni voulu la guerre. Nous n’avions rien à gagner en y participant. Agrandir notre empire n’entrait pas dans nos intentions. Nous n’avions même rien à reprocher au peuple allemand. Non, nous nous sommes battus par principe, pour la liberté. Parce qu’il était hors de question de laisser les nazis nous bousculer et que personne d’autre n’avait à supporter ce genre de choses. Voilà comment l’heure est venue, et comment nous nous sommes en conséquence préparés à faire notre devoir. Nous avons osé résister, nous avons osé tenir tête, nous avons osé nous battre quoi qu’il arrive. Nous nous sommes sacrifiés, jusqu’à aujourd’hui. Nous avons traversé les heures les plus sombres que notre pays ait jamais connues, et nous en sortons grandis.
« J’ai dit tout à l’heure qu’il ne pouvait y avoir de meilleure nouvelle que la paix. Pourtant, j’en ai une autre à vous communiquer, qui à mon avis ajoutera encore à la première. Juste avant de me rendre au Parlement, cet après-midi, j’ai appris que de grands changements, des changements importants et permanents, s’étaient produits en Allemagne. Dans un brusque accès de bon sens, le peuple a démis Adolf Hitler de ses fonctions, pas une seconde trop tôt. Nous ne savons pas encore ce qu’est devenu Herr Hitler et n’avons aucune intention de gaspiller notre énergie pour l’apprendre. Bon débarras, voilà ce que je dis, conscient de parler en notre nom à tous. Son remplaçant au poste de chancelier, Rudolf Hess, n’est autre que le cosignataire de l’armistice. Nous pouvons donc tenir la paix pour acquise. D’après mon expérience, il ne sera pas plus facile de se mettre d’accord avec Herr Hess qu’avec son prédécesseur, mais au moins, nous n’aurons pas à le combattre.
« Devant cette occasion unique de fêter la gloire de notre pays, j’ai déclaré un jour férié. Demain, en récompense de vos victoires, vous vous réjouirez, vous laisserez exploser une joie sans mélange, bien méritée. Mais cette nuit, pour commencer, vous tournerez le dos au passé récent en vous permettant un geste de liberté tout simple : célébrez la paix en allumant les lumières, en ouvrant grand les rideaux et les fenêtres. Il n’y a plus le moindre danger. Que le monde sache où nous vivons, qu’il nous voie à nouveau tels que nous sommes.
« Vive la liberté. Vive l’Angleterre ! Longue vie à notre roi ! »